« Traité sur le port du masque chez les 6-10 ans » : l’analyse approfondie d’une psychologue

Par Séverine de Junnemann, psychologue.

« Prévenir les difficultés relationnelles induites par un port du masque prolongé paraît être également un point essentiel de vigilance.»

L’enfance est une période de transition, d’évolutions rapides et globales, déterminante pour le reste de la vie. L’enfance est une période précieuse dont il faut prendre soin. Elle est à protéger, accompagner, afin que, nous adultes, puissions dire avec fierté : « nous avons fait au mieux pour eux », générations futures, en devenir. Notre futur.

Mon propos ici ne sera pas de débattre sur l’utilité sanitaire du port du masque, mais sur les impacts à envisager de ce manque d’accès à la totalité des informations du visage, d’obstruction à la respiration, à la diction, et d’autres problématiques liées au port du masque chez les enfants. Les impacts touchent plusieurs sphères : cognitive, langagière, sociale, psycho-affective.

Psychologue spécialisée dans le développement de l’enfant et de l’adolescent, j’accompagne au quotidien des jeunes de 6 à 18 ans, tout en étant en relation avec leurs environnements : famille, école, autres spécialistes.

Mon constat est simple et édifiant, en très peu de temps les effets se sont fait sentir sur nos jeunes : enfants fatigués, démotivés, angoissés, tristes ou alors dans une agitation nerveuse qu’ils peinent à réguler. Ils font état de maux de tête, migraines, baisse significative de la capacité d’attention concentration en classe et le soir lors des devoirs. D’où peut provenir cette fatigue intense ? Quelles peuvent être les impacts à court, moyen et long termes du port du masque ?

Sur le plan des émotions, les données de la littérature scientifique foisonnent : l’enfant a besoin, dès la naissance et jusqu’à la fin de l’adolescence, d’avoir accès à la totalité des informations du visage pour discriminer les différentes émotions, comprendre le ressenti de l’autre et agir en fonction (empathie), faire comprendre à l’autre son propre ressenti (afin qu’il puisse en tenir compte) et être dans un « accordage affectif » c’est-à-dire un ajustement mutuel évitant mésentente, malentendu et conflit.

Depuis le paradigme du Still Face (1), dont le but était initialement d’étudier les réactions du bébé face à une mère figée (pensant ainsi mimer la dépression maternelle), nous savons à quel point le bébé est sensible, et ce de manière extrême, aux modifications de son environnement relationnel. Le masque, en empêchant d’être ensemble émotionnellement, nous plonge dans une situation voisine de celle du Still Face, pas aussi radicale certes, mais tout de même. Ne devrions-nous pas nous interroger sur les répercussions affectives de ces visages masqués, figés ?

Rappelons que, chez le nourrisson, l’expérience réussie « d’être avec » (c’est à dire la contagion émotionnelle) permet de « provoquer » une émotion afin de la retrouver en soi. À nouveau ressenties, ses sensations et expériences peuvent renforcer le sentiment du nourrisson d’être en mesure d’agir sur son environnement. Rendant inintelligible une partie de nos émotions, le port du masque pourrait empêcher nos jeunes enfants de se sentir en capacité d’agir sur le monde qui les entoure.

Dans leur publication : « Développement des capacités de traitement et de régulation des émotions : Approches neuropsychologique et psychiatrique », C. Lancelot, A. Roy et M. Speranza, disent bien qu’ « acquérir des informations relatives aux causes, aux conséquences, à la manière d’exprimer, de réguler et d’identifier des émotions est essentiel pour l’élaboration de l’identité et l’intégration sociale ».(2) Ils poursuivent : « Dès la naissance, l’enfant est confronté à des situations d’interactions sociales qui nécessitent un développement rapide des capacités de perception émotionnelle en s’appuyant sur des indices significatifs provenant du visage et/ou de la voix de l’autre. Cette sensibilité aux stimuli sociaux, et plus particulièrement au visage et à la voix de la mère (3), servirait de point d’ancrage aux traitements des expressions émotionnelles (4). Le développement de ces habiletés s’affine au cours de l’enfance et de l’adolescence (5) afin de favoriser les ajustements comportementaux et émotionnels requis dans le contexte d’interactions sociales plus complexes ».

Certes, concernant la période qui nous intéresse, à savoir les 6-10 ans, la plupart des émotions principales sont déjà acquises. Cependant, le port prolongé du masque pourrait entraver l’affinement des émotions qui restent à acquérir à l’enfant : comme les expressions de surprise et de dégoût (6-8 ans) (6). Elles continueront de s’affiner, étayées par l’augmentation des compétences linguistiques, avec un pic développemental aux alentours de 10-11 ans. Ne compter que sur la maîtrise de la langue pour exprimer des émotions de plus en plus fines est un pari que nous ne pouvons pas nous risquer à prendre.

Il serait erroné de croire que seuls les plus jeunes enfants risquent de pâtir du port du masque. Dans une étude datant de 2012, Roberson et al. (7) ont proposé à des enfants âgés de 3 à 10 ans et à des adultes, une tâche de reconnaissance des émotions à partir de photos de personnes dont ils pouvaient voir le visage entier, avec le haut du visage caché par des lunettes de soleil, ou avec le bas du visage caché par un masque. Voici les résultats :

Le graphique montre clairement que, lorsque les visages sont masqués, c’est entre les âges de 7-8 ans et 9-10 ans que survient une chute brutale de la capacité à reconnaître et à classifier les émotions. Les auteurs expliquent que cela est à mettre en relation avec le fait que c’est à ces âgeslà que l’enfant, dans son développement, change de stratégie, de façon de traiter la configuration des visages, de les explorer, pour reconnaître les expressions faciales ainsi que l’identité du visage.

Légèrement avant eux, en 2011, Meaux et al. (8) avaient établi que les enfants de 8 ans, au développement normal, avaient des difficultés à discriminer les émotions à partir de traits isolés (yeux ou bouche) comparativement au visage entièrement visible. 

Sur le plan de la communication, celle-ci est très loin de se baser sur le verbal uniquement. La communication non-verbale joue un rôle essentiel dans la compréhension des émotions. Pour cela, les yeux se fixent sur le visage de l’autre afin de prendre le plus d’informations possibles sur l’ensemble de son visage.

Nous voyons donc bien ici comment le masque, empêchant l’accès à la moitié du visage, prive l’enfant d’une grande partie des informations essentielles à relever. Surtout pour les émotions fines : un léger sourire d’un camarade à qui l’on vient de rendre service ne sera pas perçu.

Seules les émotions fortes et fortement exprimées seront relevées et comprises : grand éclat de rire, grosse colère, crise de larmes… Les enfants devront-ils en passer par là pour se faire entendre et comprendre ? Et ceux dont le tempérament est plus doux, discret, devront-ils inhiber leur ressenti et se résoudre à ne plus l’exprimer puisqu’on ne le comprend pas ? La finesse de nos interactions quotidiennes doit-elle vraiment être sacrifiée ?

Les habiletés sociales (qui recouvrent les savoirs-faire et les savoirs-être pour interagir
efficacement avec l’autre : adaptation, savoir comment communiquer et agir avec les autres dans un contexte social, savoir créer et faire perdurer des relations amicales par exemple), permettent à un jeune de créer des liens d’appartenance en dehors de sa famille et de s’adapter à différents environnements. Elles se construisent par l’observation et l’imitation dès le plus jeune âge et continuent de se développer tout au long de l’enfance et l’adolescence en comprenant des comportements spécifiques et discrets, verbaux et non verbaux. Elles sont de nature interactives et impliquent une réciprocité. Le port du masque, en entravant une bonne partie des interactions entre enfants, risque de pénaliser gravement l’acquisition de cette compétence fondamentale pour une vie sociale, collective ; pour le vivre ensemble. Les études en psychopathologie montrent que de plus grandes difficultés à décoder les informations du visage risquent de générer des problèmes d’ajustement social, qui augmentent le risque de développement de troubles émotionnels ultérieurs (9). Le masque, en ne donnant que des informations partielles, tronquées, ne rendant visible que la partie supérieure du visage, risque d’augmenter drastiquement ces difficultés à décoder les informations prises sur le visage chez nos enfants issus de la population « normale ». Ne risquons-nous pas de fabriquer de toute pièce des pathologies chez des enfants à la base bien portants ?

L’Homme est un être social, prévenir les difficultés relationnelles induites par un port du masque prolongé paraît être également un point essentiel de vigilance.

Une collègue orthophoniste me faisait part de ses cours (datant de 2001-2002) sur le Non-verbal et l’Expression des émotions chez l’homme : « Le visage humain est un vecteur de communication très important. La communication humaine est un savoir-faire culturel ou inné ça se discute, mais c’est de toute façon un savoir faire qui comme tous les savoirs-faire nécessite une observation entravée par le masque ».

« Le « kinésique » (cf George Mounin 1974 Dictionnaire de linguistique) concerne les systèmes de communication humain non fondés sur le langage articulé vocal, telles que les mimiques du visage, les gesticulations conventionnelles ou spontanées des membres du corps. Il y a ceux qui sont volontaires/conventionnelles, comme sourire pour dire bonjour (= signe). Il y a celles qui sont involontaires (= indices) qui permettent de manifester quelque chose à l’extérieur, comme sourire parce que l’on est satisfait. Avoir accès à cela permet de développer deux compétences : décoder et interpréter. Nous calculons et faisons des inférences à partir d’indices prélevés en principe sous le masque. En général on fait plus confiance aux indices qu’aux signes, mais tout ce qui est sous le masque compte ».

Cela rejoint les propos de cet enseignant de CP qui disait ne déjà pas pouvoir montrer la position de ses lèvres pour accompagner l’apprentissage de la lecture en ce début d’année de CP (portant lui-même un masque), mais, tout aussi grave sinon plus, ne pas pouvoir corriger les enfants lorsqu’ils décodent les digrammes car, il ne les entend premièrement pas et doit se mettre à côté d’eux et leur demander de répéter, puis, deuxièmement, ne peut valider ou invalider la prononciation correcte de la lecture puisqu’il ne peut voir la position de bouche de son élève. « Je ne peux simplement pas faire mon métier » concluait-il gravement.

Sur les plans cognitifs et des apprentissages, les risques sont, à mon sens, majeurs. Tout d’abord, de façon globale, l’attention, qui est une ressource cognitive limitée en durée et en quantité, est sollicitée plus fortement avec le masque : les enfants doivent faire des efforts supplémentaires pour décoder leur environnement, faire un effort visuel plus intense puisqu’ils ne peuvent se baser que sur des informations parcellaires (quand ils ne doivent pas sacrifier le port de lunettes incompatible avec celui du masque les obligeant à forcer sur leurs yeux!), auditif (amoindrissement du son et impossibilité de compenser l’information auditive par une prise d’informations visuelles de la formation du son sur les lèvres). Les enseignants doivent leur demander de répéter sans pouvoir repérer, par exemple sur un temps de lecture, si l’enfant a bien articulé. La participation orale chute, ce qui est délétère lorsque l’écriture n’est pas encore automatisée ou lorsque l’on a des difficultés à l’écrit qui pouvaient être compensées par l’oral. La fatigabilité, elle, augmente.

A cela s’ajoute le contexte particulièrement anxiogène de cette rentrée si particulière (hommage, reconfinement partiel portant à confusion…). Le port du masque vient, en rendant visible et palpable, accentuer la peur de la transmission du virus, notion déjà difficilement conceptualisable par les plus jeunes. Un enfant de 6 ans a juré à sa maman avoir vu le coronavirus sur le lavabo des toilettes de l’école. Des enfants qui ont peur de transmettre le virus à leurs grands-parents de manière irrationnelle du fait qu’ils ne les voient plus durant ce confinement, somatisations : crise d’asthme nécessitant une prise en charge aux Urgences… La fatigue intense, la hausse des angoisses, les efforts supplémentaires pour comprendre et se faire comprendre, le fait de devoir respecter une contrainte supplémentaire avec parfois la crainte de se faire gronder voire punir (!!), l’envahissement des pensées anxieuses, provoquent de facto une baisse des capacités en mémoire de travail (poreuse aux affects) (10) et donc une baisse des capacités globales d’attention/concentration. La journée de classe parait plus difficilement soutenable et les possibilités d’apprentissage décroissent. Tout ceci constitue une perte de chance dramatique pour nos enfants.

Sur les plans comportementaux et psycho-affectif, il faut s’attendre (et l’on constate déjà), une augmentation significative de l’agitation, des tensions nerveuses pour certains, une baisse de motivation, une hausse des angoisses, une tristesse pour d’autres. Attention, sur ce dernier point à ce que cette tristesse que l’on voit déjà poindre chez certains enfants, ne s’accentue et ne bascule vers une tendance au repli sur soi et à la dépression.

A cela s’ajoutent les irritations, inconforts, difficultés respiratoires, maux de tête, distractions liées au fait de sans cesse repositionner, toucher (voire mâchouiller pour certains) son masque.

Nous vivons une période inédite, incertaine. Alors que nous avançons dans le flou, ne laissons pas notre bon sens de côté. La vision d’une classe emplie d’enfants masqués, comme muselés, ne nous heurte-t-elle pas au plus profond de notre Humanité ? Cela nous fait violence, comme cette maman d’enfants de 6 et 8 ans qui, en les emmenant à l’école le matin, a désormais le sentiment de les « envoyer au front ». Ne laissons pas nos peurs, nos incertitudes prendre le pas sur ce que nous savons être bon pour nos enfants, que cela soit de notre place de spécialistes, de parents, d’enseignants, ou d’êtres humains tout simplement.

De plus, quid de la si importante balance bénéfice/risque ? Dans son Annexe des Conseils sur le port du masque dans le cadre de la Covid-19 du 21 août 2020, l’UNICEF et l’OMS donnent comme principes directeurs fondamentaux de :

  • Ne pas nuire : l’intérêt supérieur de l’enfant, sa santé et son bien-être doivent être au cœur des préoccupations.
  • Les orientations ne doivent pas avoir d’incidences négatives sur le développement et les résultats de l’apprentissage.

A l’heure où l’éducation bienveillante, positive, respectueuse de l’enfant prend toute sa dimension, soyons vigilant à ne pas verser dans des décisions maltraitantes dont les conséquences développementales, anticipables et d’ores et déjà palpables, sont supérieures au mal qu’elles prétendent combattre et touchent, de façon globale, de nombreuses sphères essentielles à l’équilibre, aux apprentissages, à l’épanouissement social et personnel. Soyons attentifs à ne pas entraver leur développement. Soyons attentifs à ne pas modifier leur trajectoire développementale. Soyons attentifs à ne pas causer de pertes de chance. Soyons attentifs à cette fameuse balance bénéfice/risque.
Ne comptons pas sur l’adaptabilité, la plasticité cérébrale, la flexibilité voire la docilité de nos enfants. N’attendons pas qu’ils se soumettent au port du masque mais veillons à ne pas faire durer cette situation néfaste pour eux. Abrogeons rapidement cette mesure afin de leur permettre de recouvrer rapidement leur développement sans entrave et dans la pleine expression de leurs potentialités.

Je terminerai mon propos avec les mots de cette maman d’une petite fille de 6 ans « Au lieu de préserver les enfants de cette situation sanitaire si complexe, nous les mettons au cœur de tout cela en interférant dans leurs relations sociales. On les masque, eux qui se construisent et qui ont tant besoin de voir le sourire de leurs copains, d’être un peu préservés dans leur enfance qui est si courte ».

Rendons le sourire à nos enfants, et faisons en sorte qu’il soit visible !

Séverine de Junnemann, psychologue.

Le 14 novembre 2020

Bibliographie

(1) Cohn, J. F., Tronick, E. (1989). Specificity of infants « response to mothers » affective behavior. Journal of the American Academy of Child & Adolescent Psychiatry.

(2) Denham, S. A. (1998). Emotional development in young children. New York : Guilford Press. Shields, A., Dickstein, S., Seifer, R., Giusti, L., Magee, K. D., & Spritz, B/ (2001). Emotionnal competence and early school adjustment : A study of preschoolers at risk. Early Education and Development, 12, 73-96.

(3) DeCasper, A. J., & Fifer, W. P. (1980). Of human bonding : Newborns prefer their mother’s voices. Science, 280, 1174-1176. Bushnell, I. (2001) ; Mother’s face recognition in newborne infants : Learning and memory. Infant and Child development, 10, 67-74.

(4) Grossmann, T. (2010). The development of emotion perception in face and voice during infancy. Restorative Neurology and Neuroscience, 28, 219-236.

(5) Russel, J. (1983). Dimensions underlying children’s emotion concepts. Developmental Psychology, 19, 795-804.

(6) Gosselin, P., Roberge, P. & Lavallée, M-F. (1995). Le développement de la reconnaissance des expressions faciales émotionnelles du répertoire humain. Enfance, 4, 379-396.

(7) Roberson, D., Kikutani, M., Döge, P., Whitaker, L. & Majid, A. (2012). Shades of emotion : What the addition of sunglasses or masks to faces reveals about the development of facial expression processing. Cognition 125, 195-206.

(8) Meaux, E., Gillet, P., Bonnet-Brihaut, F., Barthélémy, C. & Batty, M. (2011). Atypical perception processing and facial emotion disorder in autisme. Encephale, 37, 371-378.

(9) Keenan,K. (2000). Emotion Dysregulation as a Risk Factor for Child Psychopathology. Clinical Psychology: Science and Practice, 7, 418–434.

(10) Baddeley, D. & Hitch, G. (1974). Working Memory. Psychology of Learning and Motivation, vol.8, 47-89.